L'amour pour la ville


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Photo: Roberto Suárez

C’est depuis la mer que j'ai observé pour la première fois la ville qui allait devenir mienne. Il faisait nuit noire. Le navire est resté au mouillage, attendant le petit matin, pour entrer dans le port. Face à nous, l'arche lumineuse du boulevard de front de mer semblait ouvrir ses bras pour nous accueillir. En débarquant, j’ai été étourdie par la stridence d'une polyphonie de voix et la chaleur suffocante d'un novembre estival.

La présence vivifiante du salpêtre a commencé à pénétrer dans mes pores. Peu à peu, pas à pas, je suis partie à la conquête de la ville. À mesure que je grandissais, mon regard s’étendait vers des horizons plus vastes. Tout a commencé dans un quartier de la Vieille Havane. Ma petite rue ne faisait que trois pâtés de maisons, du Palais présidentiel de l'époque, symbole du pouvoir politique, à ce que l’on appelait alors « relleno » (remblai), les parcs qui bordaient le canal d'entrée du port. C'est dans ce petit environnement que j'ai commencé à apprendre la réalité et l'histoire du pays.

Dans le quartier vivaient de modestes employés de bureau et des vendeurs, l'avocat réduit au statut de représentant de pharmacie, l’institutrice retraitée avec une maigre pension, digne et impeccable dans son éternelle robe noire, ainsi que ces autres, diplômées de l’École normale, qui ne trouvèrent jamais de poste. Certains de mes contemporains abandonnèrent l'école et leurs aspirations sportives pour reprendre le métier hérité de leurs parents.

Matinale et ponctuelle, à la démarche énergique, Conchita Fernandez était alors secrétaire de Fernando Ortiz. Elle le serait ensuite d'Eduardo Chibas et de Fidel. Mes voisines du rez-de-chaussée complétaient le tableau. L'une d'elles exerçait la prostitution à son compte et devint plus tard informatrice au service des sbires de Batista. À travers l'activité intense de l'autre, une sergente politique, je découvris les rouages de la machinerie des partis traditionnels. Sans aucune vergogne, la porte toujours ouverte, elle recevait les quemandeurs, pressés par le besoin urgent d'un lit d'hôpital. Durant les années électorales, le mouvement augmentait au rythme de l'agitation constante de l'achat et de la vente de votes.

C'était la Seconde Guerre mondiale. Héritiers d'une économie de plantation, nous importions tout en échange de sucre brut. D'anciens palais espagnols, aujourd'hui restaurés, stockaient alors des marchandises autour des quais et dégageaient la puanteur des oignons et des pommes de terre en décomposition.

Le transport maritime privilégia l'acheminement des ressources exigées par une Europe engagée dans la guerre dans des convois destinés à éviter des attaques sous-marines. De ce fait, nous souffrîmes de pénuries d'approvisionnement. l'orpa, le Bureau chargé de réglementer la distribution des biens stratégiques, rationna la vente d'essence, si bien que certains eurent recours au « carburant national », qui contenait une part importante d'alcool. Les produits de toilette, le lait et la viande vinrent à manquer, comme le décrit Virgilio Piñera dans un chapitre à l'accent costumbriste dans La carne de René (La chair de René).

Pendant la guerre, les États-Unis installèrent une base militaire près de La Havane. Ils avaient un club pour les officiers à l'angle des rues Cuba et Peña Pobre. Les fins de semaine, à la tombée de la nuit, les voisins fermaient prudemment portes et fenêtres pour éviter le harcèlement de ceux qui sortaient ivres du Sloppy Joe's, en attendant que la police militaire, à coups de poing et de pied, s'occupe des plus violents.

Cependant, malgré notre vie modeste, dépendant du « crédit » de l’épicier, griffonné au charbon noir sur les pages de carnets crasseux, nous étions dans la périphérie de La Havane profonde, qui s'étendait de la zone portuaire aux vastes territoires de la ville. C'est là que les marins se défoulaient après de longues journées d'abstinence. Plus loin, dans les rues de La Havane, les règlements de compte entre groupes adverses se déroulaient à bout portant.

En entrant à l'université, mes horizons s’élargirent. Du haut du grand escalier symbolique, la ville s'étendait à mes pieds, baignée dans les splendides couleurs du crépuscule. J'ai appris dans les salles de classe. J'ai grandi dans le débat d'idées qui animait la vie étudiante, porteuse de la mémoire vivante d'une histoire de combat, en dialogue avec les événements qui secouaient l'Amérique latine.

Dans le petit Guatemala, une révolution populaire avait tenté une timide réforme agraire. L'empire se jeta avec une extrême violence sur ce pays sans défense. Nous vécûmes de près cette expérience tragique. Nous avions connu certains de ces jeunes gens optimistes, confiants dans un avenir meilleur. Certains d'entre eux furent victimes de la répression. Comme eux, nous aspirions nous aussi à construire un pays, à forger un projet de pleine souveraineté.

Les études d'art m’apprirent à déchiffrer les codes d'un univers construit au fil des siècles, une mémoire tangible tempérée par le climat et les brises. Je découvrais les clés d'un ensemble singulier, composé des maisons et des gens qui les habitaient, de leurs gestes, de leur voix et de leur communication affable. Mon amour pour la ville grandit lorsque mes actions prirent un sens dans la dimension la plus élevée d'un destin partagé avec la grande majorité, lorsque je participais, dans mon travail quotidien, à l'effort de refondation d'un pays. Je ressens ses lancinantes cicatrices comme si elles étaient miennes.

L'anniversaire de la naissance de la ville appelle à un inventaire et à une réflexion sereine, à une analyse critique, au dépassement de nos déficiences et au sauvetage de nos meilleures valeurs. Face aux menaces croissantes de l'empire, l'heure est venue d’une marche unie en faveur de l'indépendance conquise et dans le but de continuer à construire un pays toujours plus juste. (Tiré de Juventud Rebelde)


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