Lorsque j’affirme ne pas être un intellectuel indépendant


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Le Penseur, par Marcelo Pogolotti

Nous, les êtres humains, sommes des animaux d'opinion. Une force intérieure nous pousse à exposer avec véhémence ce que nous considérons comme des vérités ; ce qui semblerait naturel si ce n’était pour un simple détail : jusqu'à présent, aucun humain n'a prouvé qu'il détenait la vérité absolue à propos de quoi que ce soit.

Il y a quelques jours, je suis sorti dans la rue et quelqu'un m'a dit : « Bon sang, très bon cet article que tu as publié. Il a plu à tout le monde. » Un demi pâté de maisons plus loin, quelqu’un m'a tiré par la manche et m’a dit : « Très mauvais cet article que tu as publié. Tout le monde le critique. » Après un moment de perplexité, je me suis souvenu d'une maxime de Nietzsche : « Le monde réel est beaucoup plus petit que le monde de l'imagination. »

En effet, nous ne sommes pas des objets, mais des sujets : aussi sommes-nous plus subjectifs qu'objectifs. J’ironise, bien sûr, mais prenez un cylindre dans votre main, placez-le devant une lumière, et vous verrez que l'ombre projetée sera parfois un cercle et parfois un rectangle : cela dépend de la façon dont vous le déplacez. Une telle illusion peut être à l'origine d'un certain type d' « anorexie expressive ». Certaines projections internes font que notre opinion nous semble grosse, même si elle est complètement squelettique, et ensuite, pas même en faisant appel à la pure vérité des mathématiques (kilogrammes de poids par centimètres de hauteur), on trouvera quelqu’un qui pourra nous convaincre du contraire.

Mais nous, les humains, sommes également astucieux : c'est peut-être pour cela que nous avons inventé autant de philosophies, de sociétés, de clubs, de congrégations, de castes, de syndicats, de communautés et de religions. Pour une raison quelconque, il nous semble qu'une maigre vérité répétée par beaucoup finit par s’amplifier.

Naturellement, si un seul journal ou média donne une opinion, tout le monde ne va pas l’accepter ; mais si le même critère apparaît dans plusieurs, y compris s'ils appartiennent au même propriétaire – ou à d'autres qui sont en fait des clones de celui-ci – pour beaucoup de gens, cet avis sera considéré comme un axiome. D’où la création des « conglomérats médiatiques ».

Je reçois une alerte Google pour Cuba. Pour chaque information dans le titre de laquelle apparaît le mot Cuba, Google envoie un bref résumé à mon courrier électronique. Ainsi, je peux voir comment fonctionnent certains « courants d'opinion », qui promeuvent fréquemment des campagnes visant à diaboliser les personnes et des institutions. Apparemment, les opinions proviennent de différents médias et utilisent des mots différents – cela donne l’impression que pour une fois le monde est parvenu à l'unanimité. Cependant, lorsque vous commencez à démêler l'écheveau, vous découvrez des choses très intéressantes.

Prenons un exemple général : le groupe espagnol Prisa, champion dans l'orchestration de campagnes médiatiques à l'échelle mondiale, possède plus de 1 250 stations de radio dans 22 pays, chacune ayant sa propre version web. Comme si cela ne suffisait pas, il est également propriétaire – ou actionnaire important -– de publications mondiales telles que El Pais, As, Cinco dias, L’Huffington Post et MeriStation ; des maisons d'édition spécialisées pour l'enseignement telles que Santillana educacion et Alfaguara infantil y juvenil ; ou des chaînes de télévision importantes telles que Mediaset, Telecinco ou Cuatro en Espagne ; TVI au Portugal et V-ME aux États-Unis. Lorsque le directeur général de Prisa exprime une opinion personnelle, celle-ci semble bien avoir été dite par le monde entier.

L'un de ces « courants d'opinion » annonce que je ne suis pas – du simple fait que je vis ici – un intellectuel indépendant, et que par conséquent je n'ai pas non plus de liberté d'expression. Bien sûr, je pourrais argumenter qu'ils affirment cela parce qu'ils voudraient me voir répéter leurs demi-vérités au lieu des miennes : quel paradoxe d'une liberté qui prétend asservir la pensée !

Je pourrais dire aussi que rien ne nuit plus à ma liberté d'expression qu'une campagne mondiale où l'on rabâche par toutes les voies possibles que parce que je vis ici, je ne dispose pas de cette liberté. C'est peut-être là que réside leur véritable objectif : prétendre – par l'intimidation et l'infamie – que toute opinion contraire venant de Cuba ne bénéficie d'aucune crédibilité.

Quant à moi, cependant, j’ai un critère très personnel sur ce qu’est l'indépendance intellectuelle – voyez le paradoxe ! – Et cette pour cette raison que j’affirme ne pas en avoir. J'insiste sur ce que je dis : je ne suis pas un intellectuel indépendant. Et non pas parce que quelqu'un me soudoie ou me chuchote à l'oreille ce que je dois dire, mais parce que mon opinion dépend d'une idéologie, d'une mémoire historique, d'une culture, de certains principes moraux et de ce que j'entends par éthique.

Je ne saurais synthétiser un fait en ignorant les contextes, les fondements sociaux ou les processus dialectiques qui le génèrent, car ce serait une inconséquence. Je ne saurais réduire à un adjectif ou à un cliché ce qui est divers et complexe dans la condition humaine, car cela chosifit les personnes. Je ne saurais prétendre que mon jugement est un hymne de tout le monde, car il n'est qu'une note dans la dynamique du consensus.

Mais mon opinion dépend aussi d'une esthétique, c’est pourquoi elle ne peut en aucun cas être libre (ou peut-être devrais-je dire libertine). Si ce qui compte, c'est se quereller et non dialoguer, la tâche est facile ; mais ce n'est pas juste pour le plaisir que l'Homo sapiens a parcouru un long chemin entre le grognement et la parole. Après avoir inventé la poterie, les humains ont commencé à dessiner sur les pots en argile. À quoi servent les frises sur une marmite si ce n’est pour mieux protéger les aliments ? Le plus important saut dans l'évolution de notre espèce a peut-être été de développer un sens de la beauté.

Mais ce n'est pas seulement la forme qui impose. Dans ce travail flaubertien, j'essaie aussi de me libérer des stéréotypes, des rhétoriques vaines, des platitudes, des béquilles, des lieux communs et d’une pauvre imagination. En bref, j’évite toute partialité et je ne recours à aucune la jonglerie verbale pour éviter un phénomène complexe. Au contraire, j'en aborde un autre qui est tout aussi polémique. Je suis absolument convaincu que l'on peut toujours exprimer l'opinion la plus controversée. C'est juste que la parole est difficile quand on a de la considération pour le lecteur, quand on se respecte soi-même.


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