Eusebio Leal Spengler : La culture est la cuirasse morale d'un pays


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Eusebio Leal Spengler a consacré la plus grande partie de sa vie à enrichir  l'histoire de Cuba et sa mémoire. Tous ceux qui l'ont connu ont été éblouis par sa capacité créatrice et intellectuelle. Les Cubains professent fierté et gratitude pour l'homme qui, depuis 40 ans, a sauvegardé le patrimoine et la mémoire historique et culturelle de sa capitale, patrimoine mondial.

Dans son œuvre, en tant que leader de la restauration du centre historique de La Havane, il a montré une préoccupation constante pour l'environnement social.

Dans l’entrevue, il révèle sa vision de la Cuba actuelle, les valeurs à sauver et l'essence de la cubanía. Comme il le dit, il est fils de son temps, et son temps commence quand l'ancienne société s'est effondrée et qu’il a fallu construire la nouvelle...

Comme l'a souligné la poétesse Fina García Marruz : Dans son humble sacrifice, dans le don tenace de ses heures, dans la véhémence prométhéïque avec laquelle il aime La Havane, c'est là que se trouve son empreinte. Quand les hommes l’oublieront, ils se souviendront encore des pierres.

Pourriez-vous me parler des valeurs de la Cuba actuelle, où de grands changements approchent ? Vous avez toujours dit : l'honnêteté est le symbole de la véritable vertu, de là naissent les autres valeurs.

Les valeurs naissent de l'honnêteté, cela signifie, de la conduite publique, de la vérité, de l'engagement que chacun assume avec le processus politique de la hiérarchie de la Révolution Cubaine.

Je suis heureux de penser qu'en ce moment, quand s’approchent des changements, nous pouvons dire que la Révolution est et doit être le protagoniste du changement. Elle est le changement. C'est faire à chaque instant, comme l'affirme Fidel dans son concept de Révolution, ce qui est nécessaire à tout moment.

Qu'est-ce qui est nécessaire aujourd’hui ?

La réponse à cette question doit être donnée par le peuple cubain, et il la donne chaque jour pour tenter de trouver son propre chemin. Je crois que c’est ici que repose la vertu.

Vous avez parlé de l'importance des symboles comme valeurs de la nation et d'un peuple.

La famille, l'amitié... Ceci pourrait ressembler à un discours conservateur, mais ce ne l'est pas. Déjà Engels voyait pour de nombreuses raisons la base qui est et le sens qu’a la famille dans la société humaine et dans la structure d'un État.

Ce sont aussi les valeurs patriotiques, bien qu'il semble que dans le temps que nous vivons, de l'homologation sous tous les aspects, parler de valeurs patriotiques est aussi un discours conservateur.

La patrie ne le sera jamais, la patrie n'est pas seulement où l'on est né, ni l'amour ridicule, comme l'a dit Martí, du villageois à la parcelle de terre où il est venu au monde ; la patrie est quelque chose d'autre : c'est un espace spirituel, une entité morale, un point de référence et, à mon avis, c'est une valeur propre pour notre Amérique et pour Cuba en particulier.

Vous avez parlé à maintes reprises non seulement de l'histoire de Cuba et de ses principaux héros, mais aussi de sa superbe architecture et de ses monuments. Maintenant, pourriez-vous parler du présent et du futur, des valeurs que le pays doit défendre ?

Lors d’un mémorable Congrès de l'Union des Écrivains et des Artistes de Cuba, dans une période déterminante pour l'histoire de notre pays, Fidel a dit que la première chose que nous devions sauver était la culture. La culture est l’écaille métallique, la cuirasse morale, la défense que chaque pays possède et que nous considérons comme valeurs.

Les valeurs se défendent avec une solide armure culturelle. Et dans les moments que nous vivons, cela vaut la peine de réfléchir profondément sur ce sujet.

Dans mon travail de près d'un demi-siècle dédié à la restauration de ces valeurs dans le domaine de l'architecture, de la documentation, de la préservation des sources pour l'étude et la connaissance de la culture, je pourrais dire que c’est essentiel. Il y a une tromperie dans certaines formes d'interprétation de la modernité qui tentent de nous priver de la mémoire, et on tombe dans ce genre d'Alzheimer sociale qui donne des résultats néfastes aux pays, en particulier dans ceux en processus de développement.

Au cours d'environ 50 ans de travail acharné dans la Vieille Havane, où se trouve la préservation du patrimoine de Cuba face aux changements à venir ?

C'est une affirmation constitutionnelle de Cuba dans les premières lois révolutionnaires dictées par l'Assemblée Nationale du Pouvoir Populaire, qui sont la Loi sur la Protection du Patrimoine Culturel, la Loi sur les Musées Municipaux et la Loi des Monuments Nationaux et Locaux. Pourquoi le pays accorde-t-il une telle importance à ces éléments ? Parce qu’ils sont précisément d'une importance primordiale dans le futur devenir de la nation. C'était le cas au moment de dicter le texte constitutionnel en 1975, mais cela l’est aujourd'hui avec une intensité et une force égale.

Quels avantages avons-nous aujourd'hui ? L'expérience acquise, la structuration d'un mouvement au niveau national pour protéger le patrimoine et les villes patrimoniales de Cuba, intégrées dans un réseau à travers lequel elles partagent des expériences, des ressources, sans les priver de traits identitaires, des caractéristiques et des singularités de chacune.

Nous sommes beaucoup plus préparés aujourd'hui, plus compétents et nous ne négligeons pas la formation de centaines de personnes se spécialisant dans les questions patrimoniales.

Il y a quelques heures, une personne m'a demandé d’où viennent les ressources pour faire face à une telle quantité d’œuvres de restauration, certaines de grand monumentalité et pas seulement à La Havane. Elles ne naissent pas d'une puissance économique, que nous ne possédons pas - bien qu'elle soit nécessaire pour faire ces choses - mais d'une nécessité morale, d'une force caractéristique de l'esprit cubain et cela prouve que l'une des tâches fondamentales de la Révolution dans ces années a été la sauvegarder de l'identité et de la singularité de notre peuple.

Vous avez été un homme qui a vu et vécu la Révolution au fil des ans, vous avez été un participant important dans les transformations, les rectifications, l'analyse et le débat. Comment voyez-vous l'avenir de Cuba maintenant que Raúl Castro se retire ?

Si la nation se reposait que sur les personnes, nous serions perdus ; le rôle des hommes est transitoire dans l'histoire. La chose importante, comme disait le grand intellectuel cubain Alfredo Guevara est au moins de laisser une empreinte. Y a-t-il vraiment une empreinte du passage dans l'histoire de figures aussi importante que Fidel, Raúl, le Che ? Je dirais que oui, qu’elle a été profonde, pour me référer seulement qu'aux hommes que j'ai connu, ceux qui ont été mes contemporains, bien que plus âgés que moi.

Le cri en Amérique Latine

J’appartiens à une génération presque immédiate après celle des hommes historiques de la Révolution cubaine. Mais quand je regarde en arrière, je vois que les grands intellectuels, les grands penseurs, ceux que nous appelons les pères fondateurs de la nation, ont laissé une empreinte et pas seulement celle du cri. Quelqu'un m'a demandé une fois pourquoi nous parlons continuellement du cri en Amérique latine : le cri de Lares, le cri de Dolores, le cri de Yara... Ici nous avons dû tout faire en criant, nous avons dû crier. Maintenant, ce cri, dans notre cas, pour me référer seulement à Cuba, a été celui d’hommes de talent, dans lequel l'action et la pensée ont coïncidé. Ils ont laissé une empreinte profonde.

J'ai toujours pensé que nous attendions un coup très fort pour ma génération, et ce fut quand Fidel a cessé d'être une figure palpable dans la société cubaine ; je veux dire quelqu'un que nous voyons marcher dans les rues, affronter un cyclone, être dans la tranchée, se battre pour la moisson, aller à l'école. Que se passerait-il ensuite ? Cependant, la validité de sa pensée et de son action est si réelle que, parfois, il nous semble qu’il est toujours là.

C’est exactement ce qui se passe maintenant, quand nous sommes devant le dilemme, dans ce cas volontaire, du Président Raúl Castro, de mettre un terme à l'étape de son mandat en tant que dirigeant présidentiel. Raul reste une référence morale dans la structure du parti fondé par Fidel, et continue d'être référentiel dans l'ordre de la pensée et de l'action révolutionnaire dans le temps futur immédiat. Le reste? Le sort en est jeté : alea jacta est.

 

Publié dans le journal mexicain La Jornada


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