José Martí face aux Indépendances Hispano-américaines


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En 1881, dans un discours qui lui a valu le respect de la classe illustrée de Caracas, José Martí a déclaré qu’il manquait une strophe au poème de 1810 qu'il voulait écrire, mais qui a été vaincu. Il faisait allusion à sa présence active parmi les patriotes qui ont organisé, à Cuba, le second effort armé pour l'indépendance, appelé la Guerra Chiquita (la Petite Guerre).

Cet évident sertissage de la liberté de sa patrie avec le processus d'émancipation du continent était fondé sur sa connaissance que, pour de nombreux initiateurs de la lutte continentale, spécialement pour Simón Bolívar, celle-ci devrait inclure les possessions espagnoles dans les Antilles, et qu'il y a eu plusieurs efforts de libération au cours des années vingt du XIXe siècle impulsés ou appuyés depuis la Colombie et le Mexique. Mais, chez Martí, il y avait aussi une volonté expresse de comprendre la bataille contre le colonialisme espagnol à Cuba comme une continuation de cette épopée, aussi bien pour des raisons idéologiques qu’historiques et, surtout, comme un élément clé qui soutenait sa volonté d’associer étroitement les peuples qu’il appelait notre Amérique sur l’unité des forces émancipatrices du début du siècle, dans une action unie contre le danger que représentait la naissance de l'impérialisme des États-Unis pour la souveraineté de ces républiques.

Il a synthétisé cette perspective au moyen de son admirable essai Nuestra América, de 1891, quand il écrit : « C’est l’heure du dénombrement et de la marche unie, et nous devons aller en carré serré, comme l’argent à la racine des Andes. »

Donc, l'approche de Martí au thème des indépendances hispano-américaines sera conditionnée par de telles perspectives qui, à la fois, lui serviront de leçon essentielle pour étayer devant les Cubains ses propres conceptions sur la révolution et la république des grandes majorités populaires qu’il faudrait fonder sur l'île et depuis laquelle on travaillerait pour la nouvelle politique continentale unie.

Le jugement de Martí sur cette matière s’organise autour de deux idées centrales qui, compte tenu de sa présence dans plusieurs de ses textes de base, peut être considéré comme un thème dans son œuvre, même s’il n’a pas dédié un écrit particulier sur une analyse systématique, bien qu'il l'ait fait avec d’illustres personnalités de l'épopée comme Simón Bolívar et José de San Martín.

Ces idées de base sont que les indépendances n'auraient pas été atteintes sans la participation massive des secteurs populaires en leur faveur et sans l'action unie des forces patriotiques du continent. Les deux constitueraient, à la fois, les idées clés dans son critère quant à la révolution anticolonialiste en attente à Cuba, une tâche dans laquelle il s'efforçait pleinement. Nous travaillerons avec l'exposition de ces idées dans quatre documents fondamentaux de différents moments de la vie martiana.

En 1877, alors qu'il vivait dans la ville de Guatemala, le Cubain a reçu la demande des autorités gouvernementales afin qu’il écrive une pièce de théâtre pour les commémorations de l'indépendance de ce pays et de toute l'Amérique Centrale. En quelques jours il a remis Patria y libertad, une œuvre qui, non pas par hasard, portait le sous-titre de Drama indio : depuis celui-ci il était clair que pour le jeune exilé cubain, l'indépendance était aussi une affaire des peuples originaires, non seulement des blancs, au cours du développement de l'intrigue. Mais le développement de l'intrigue et ses personnages montrent que ces peuples autochtones ont un rôle important dans l'histoire pour Martí.

L'action du drame se déroule au cours d'une seule journée : de toute évidence, le 15 septembre 1821. La chose intéressante est que Martí recrée fictivement les faits et bien qu'il mentionne des personnalités historiques de cette situation, en vérité se sont Martino et l'Indien et, en moindre mesure, le Créole Pedro, les personnages qui dirigent le mouvement patriotique et qui obligent les représentants du colonialisme à se retirer, identifiés comme un prêtre, un noble et les fonctionnaires de la Couronne espagnole.

Martino – on observe l'étroitesse de ce nom avec celui de Martí - est présenté comme Métis et subversif, dans son discours patriotique il assume les victoires de Maipo et Carabobo, la voix de Miguel Hidalgo, le regard de Bolívar et le désir de justice qui mouvait le continent depuis le Río Bravo jusqu’au Paraguay, ainsi que les martyrs de la liberté face à la conquête : Moctezuma, Hatuey, Cuahtémoc et Anacaona. Ce premier rôle des peuples autochtones s’apprécie aussi lors de la fin du drame au moyen d’une accolade allégorique entre Martino et deux femmes, Coaña et Indiana, que Martí signale en marge comme « les symboles des deux Amériques, éclairés par la lumière éclatante du fonds ».

Cette prise de partie de Martí se manifeste dans le débat entre le prêtre qui essaie de faire peur à Pedro, le Créole, quand il dit : « malheur à vous si je réveille l'Indien / L’humble paille de sa cabane prend feu ! » Et il répond en précisant que, toutefois, se sont la noblesse, l'église et le cloître, « qui ornaient leurs couloirs avec des os. » Ce ne sont pas des Indiens qui ont commis des actes barbares et inhumains.

En 1880, devant les émigrés cubains à New York, Martí a affirmé que le peuple, la masse douloureuse était le véritable chef des révolutions. Et dans ce même discours il affronte la campagne des ennemis de la lutte armée pour l'indépendance, qui répètent que la guerre était celle des races et que les Noirs la faisaient contre les Blancs. C'était un vieil argument raciste, de matrice esclavagiste, pour maintenir des divisions entre les Cubains, celle que l’on connaît comme la peur du Noir. Martí la compare avec ce que nous pourrions appeler la peur de l’Indien et il trace une parallèle entre les deux craintes. Il mentionne ainsi « les hommes de couleur, les Noirs et les Mulâtres » et il se demande :

« Peut-être sont-ils une cohorte sanguinaire qu’il faudrait, avec les souffles des ouragans, arracher de la racine quand, aujourd’hui, elle soutient le sol de la patrie ? Ah ! C’est ce que disent les Espagnols des Indiens, si flagellés, si offensés comme les Noirs de leur immédiate émancipation ; cette menace est suspendue au-dessus des têtes fragiles, quand le souffle de Bolivar, plus grand que César, car il était le César de la liberté, il enflammait les villages et les forêts, et il levait les rives des mers et l’eau tumultueuse des rivières contre les propriétaires incléments ! Et il a fait l'indépendance de l'Amérique. Et avec le visage radieux, bien qu’avec la poitrine dévorée par la cour des ressentiments et des appétits qu’a laissé en lugubre l'héritage à  la colonie, la terre libérée se lève comme une vierge, pure même après sa grande violation, ceignant sur le front des bons la gagnant paume teintée de sang. Mais les annonces fatidiques ne se réalisent pas ; les Indiens ne vinrent pas comme des torrents débordants des forêts, ni tombèrent sur les villes, ou brûlèrent avec leurs plantes vindicatives les herbes dans les champs, ni ne pavèrent les couloirs des manoirs avec les os des Blancs. Ni une seule tentative, ni un seul rugissement de colère troublèrent la paix lors des difficiles premiers jours. Les nouveaux maux viennent des vieux maux, non de la honte, ni de l'impatience des Indiens ».

Ces « impétueux Américains » du discours, comme le dit Martí, qui ne constituent pas le centre de ce texte qui nous occupe, ne cessent pas d’énoncer à la fin de cette longue citation se référant au thème de l'indépendance du continent, comment ces prétextes racistes et divisionnistes continuent encore à survivre dans son époque pour cacher la véritable cause des maux républicains.

Quelques années plus tard, en 1889, Martí rencontre les délégués de l’Amérique Hispanique lors de la Conférence Américaine Internationale convoquée par les États-Unis. Sa voix a été entendue dans la Société Littéraire Hispano-américaine, une institution où il était son principal animateur, dans une allocution exceptionnelle connue sous le nom de Madre América, dans laquelle il offre un examen parallèle des histoires, des conditions et des réalités différentes et opposées entre le peuple du Nord et ses voisins du Sud. Alors, et justement animé par cette réunion, le Cubain a senti, comme quelque chose de la plus haute urgence, la dénonciation de l'intention impériale étasunienne et l'appel à l'unité hispano-américaine en face d'elle.

En comparant les processus indépendantistes dans les deux zones du continent, il présente celui du Sud de la façon suivante.

« Qu’arrive-t-il tout à coup, que le monde s’arrête pour écouter, pour s’émerveiller, pour vénérer ? En dessous de la capuche de Torquemada sort, ensanglanté et acier en main, le continent libéré ! Tous les peuples d’Amérique se déclarent libres en même temps. Bolívar surgit, avec sa cohorte d’astres. Les volcans, secouant les flancs avec bruit, l’acclament et publient À cheval toute l’Amérique ! Et ils résonnent dans la nuit, avec toutes les étoiles cachées, dans les plaines et les montagnes, les casques rédempteurs. »

Les images, grandioses et trépidantes, de l’original souffle moderniste, livrent l'idée de l’unité émancipatrice : « tous les peuples », « toute l'Amérique ». Les contrastes renforcent ce critère : se sont les explosions des volcans, donnant la lumière et la chaleur au continent qui sort ensanglanté de l'obscurité de l'Inquisition, qui, évidemment, éteignait les vies et les âmes. Et, curieusement, cette rédemption est associée avec le cheval par Martí, qui est un élément essentiel et un symbole de la conquête. Avec la lutte pour la liberté, « les casques rédempteurs », les dominés s’approprient ce symbole et le convertissent en son contraire ; le symbole de la liberté.

Il y a  plus dans ce discours de Martí de 1889. Notre première émancipation a été exécutée par les classes populaires, par l'homme naturel, comme disait habituellement le Cubain. Qui vont, selon lui, à la lutte libératrice ?

« En parlant aux Indiens va le prête du Mexique. Avec la lance dans la bouche passent le courrant nu les Indiens vénézuéliens. Les Rotos du Chili marchent ensemble, côte à côte, avec les Cholos du Pérou. Avec le bonnet phrygien de l’affranchi vont les Noirs en chantant derrière l’étendard bleu. En  poncho et en bottes, agitant les bolas, vont les escadrons de Gauchos, après le triomphe. Les Pehuenches ressuscités chevauchent les cheveux au vent faisant tourner au-dessous de la tête  la chuza emplumée. Les Araucos peints viennent de guerroyer à cheval, avec la lance de tacuarilla couronnée de plumes de couleurs ; et à l'aube, quand la lumière vierge se déverse sur les falaises, on voit San Martin, là-bas sur la neige, crête du mont et couronne de la révolution, qui va, enveloppé dans sa cap de bataille, traversant les Andes. »

Ces troupes d'Indiens, de Noirs, de Métis, de Gauchos ont des leaders blancs et instruits : Bolívar, Hidalgo et San Martín. Ce n’est pas par hasard qu'ils sont les trois héros repris par Martí dans son article ainsi intitulé, « Tres héroes », dans La Edad de Oro, sa revue pour les enfants. L’écrivain souligne comment ces héros ne dédaignent pas ces masses, mais ils marchent à leur tête et c’est pour cette raison qu’ils triomphent  sur la domination coloniale.

À la fin du long paragraphe de ce discours, il insiste sur l’unité et l'absence d'aide extérieure.

« Où va l'Amérique et qui l’unie et la guide ? Seule et comme un seul peuple elle se lève. Elle combat seule. Elle vaincra seule. »

Toutefois, dans un contraste significatif, quand dans le même texte il se réfère à l'indépendance des Treize Colonies, il mentionne et souligne la collaboration d’autres nations.

Le dernier écrit de Martí que je désire traiter est son discours sur Bolívar, prononcé dans la même Société Littéraire de New York, en 1893. Dans cette œuvre magistrale où le Libérateur est aussi associé avec les volcans et le cheval, et alors que sa personne est l'objet de jugement. Martí aborde une nouvelle fois l'importance des classes populaires dans la lutte libératrice et l'action unie des peuples de notre Amérique.

« Sous les soutanes des chanoines et dans l'esprit des héros voyageurs, venait le livre révolutionnaire de France et d’Amérique du Nord, pour susciter le mécontentement du criollo de respect et des lettres, gouverné de loin au gibet et au tribut ; et cette révolution, plus la levure rebelle et d’une certaine façon démocratique de l’espagnol  relégué et déshérité croissaient au même temps, avec la colère basse du Gaucho, du Roto, du Cholo et du Llanero, tous touchés dans leur honneur d’homme : en vague sourde, le visage inerme creusé des larmes, les troupeaux des indigènes vaguaient dans la forêt avec le soulagement de la guerre, comme des feux  errants sur une tombe colossale. L’indépendance d’Amérique saignait depuis un siècle : - ni de Rousseau ni de Washington vient notre Amérique, sinon d’elle-même !

Cette originalité, cette autochtonie, que l’orateur souligne à la fin de la citation, lui servira ensuite pour donner l'explication de la grandeur historique de Bolívar, dont le Cubain mentionne les illustres prédécesseurs : Antequera, Tupac Amaru, le roi des Métis au Venezuela, Salinas, Quiroga. Morales, León, José España, Galán, Berbeo.

Pour Martí, le Libérateur est venu de cet ensemble des personnalités de divers groupes raciaux, de ces mêmes groupes.

Encore une fois, Martí met l'accent sur l'unité (« la fraternité de l'aspiration commune ») et maintenant, devant le cas de Bolívar, il glorifie sa capacité d’unir « les composés dissemblables », autrement dit, cette « âme indienne et métisse et blanche fait une seule flamme. »

Ainsi, l'architecte de l'unité des Cubains pour l'indépendance après plus de douze ans d'efforts, valorise l'importance et l'exemple du Libérateur.

Face au  bicentenaire du début de ce processus émancipateur, il semble que les clés de Martí continuent à être pertinentes pour analyser cette épopée compte tenu des exigences de l'heure actuelle de nos peuples. Qu’il en soit ainsi.

 


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