José Martí, lecteur de François Coppée


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François Coppée (1842-1908) a eu son heure de popularité et suffisamment de mérite pour être admis comme membre de l'Académie en 1884. Il n’a jamais douté de sa condition de parnassien, mais son esthétique a été polémique et paradoxale, et les poètes du Parnasse l’ont abhorré et se sont souvent moqués de ses vers. Fernand Calmettes nous dit que son travail de versificateur, la pureté de sa métrique et la richesse de ses rimes le plaçaient légitimement chez les parnassiens. Cependant, son lyrisme intense et ses célèbres thèmes humbles étaient proscrits par ses confrères et c’est précisément ces thèmes sentimentaux qui lui ont valu la renommée et la reconnaissance. Lorsque les puristes offensés faisaient des commentaires et étaient scandalisés par sa réussite, ils l'appelaient « le laqueur des faubourgs » (1) faisant allusion à ses thèmes sur la vie des pauvres parisiens et les associant à sa négation reconnue du lyrisme des laqueurs anglais. Lezama aurait attribué une telle ironie féroce à ce qu’il appelait « les mannes du ressentiment vernaculaire ».

Dans les fragments conservés de José Martí quelques notes sont arrivées jusqu’à nous, se dédiant à l’étude attentive des vers de François Coppée. Son analyse s'articule autour des recueils de poèmes, Les humbles (1872) et L’exilée (1877) (2). Deux problèmes poétiques sont dans le point de mire de José Martí face à cette poésie : l'un est la technique avec laquelle sont faits les vers, l'autre, les thèmes « modernes » de Coppée, qui mettent l'accent sur la ville et la vie des pauvres dans les faubourgs. Si nous pensons aux Vers Libres et aux Scènes nord-américaines, nous voyons clairement l’intérêt que contiennent les deux aspects  pour son esthétique.

Ces fragments semblent appartenir à la décennie des années 80 ; José Martí, bien placé sur son orbite coloniale assumée comme un monde à émanciper, n'est pas intéressé a activer les registres de l’antiquité, il ne croit pas qu’il y ait des réponses ici, ni ne croit en la malignité et la perversion intrinsèque des temps modernes, comme veulent alors le voir les artistes décadents, qui font fureur en France en cette même époque. Son examen du monde n'est pas positiviste mais positif, assumant la science comme une nouvelle valeur humaine. Si Coppée a un Paris moderne devant les yeux, lui a New York et cela le rend très sensible aux problèmes de la pauvreté urbaine.

Parmi les treize poèmes des Humbles, José Martí a écrit quelque chose sur le neuf. La première chose qui surprend dans ses commentaires est la façon vertigineuse et apparemment désordonnée de son écriture, passant du français à l’espagnol, du vers à la glose du vers, de l’original en français à sa traduction. Par exemple, dans son analyse de La Nourrice, l'histoire d'un mariage malheureux entre une pauvre jeune et un « galant gredin », José Martí écrit :

La Nourrice.

Linda moza se casa con un galán bribón.

Et le premier soufflet près du ler baiser.

Hijo – Miseria.

Va de nodriza “la mort dans le coeur”.

Ses pauvres seins gonflés de lait lui faisaient mal (4).

En même temps qu’il jouit des vers, il intercale des fragments analytiques dans lesquels il étudie les excellentes techniques du vers ou divers aspects du contenu. Le poète cubain écrit « C’est seulement dans les mains de Théodore de Banville et de Catulle Mendés que le vers est plus flexible que dans les mains de François Coppée » (5).  Il admire la faculté « graphique » de nuancer le vers avec des teintes et des reflets, et de lui donner une qualité sonore et des textures plutôt que de décrire elles peignent  les scènes  et modèlent les caractères. En analysant ces techniques qui s’engagent dans la précision et dans l’absence de mots vides dans le style, Martí fixe son attention sur une certaine adjectivation de François Coppée impliquant un saut analogique où se condensent l'ordre du physique avec l'ordre du spirituel. Il annote :

Il mêle délicieusement les émotions de l'âme aux apparences extérieures.

D’un coup il saute de l’âme pudibonde à toute la nature et la mêle (attire) par un adjectif heureux avec l’affection intérieure :

La Fenêtre s'ouvre sur le ciel nuptial.

Il déteste la verbosité odieuse et les faciles accumulations pompeuses, - les futilités de la poésie – (6).

Là nous pouvons apprécier José Martí observant et étudiant les formes dans les modèles français contemporains qui conduisent le vers en direction de la modernité et qui sont latents dans la poésie de François Coppée, à califourchon entre le Parnasse et le romanticisme. Nous ne pouvons pas daté précisément ces fragments ; cependant, quand José Martí a publié son Ismaelillo en 1882 - la même date que la chronique sur Sully - ; ces formes lui sont déjà familières et il concentre ses images et adjective entremêlant  les instances objectives et subjectives qui donnent de la puissance au sens poétique dans la recherche du registre symbolique : n'oublions pas que José Martí parle d’un « petit prince » et des « oiseaux internes  » dans ces vers,  et qu'il peut construire de tels vers :

(…)

Très doucement la porte

De la chambre s'entrouvre.

Y pénètrent, joyeux

Rires, air et lumière.

Ainsi le soleil brille

Dans mon âme et les vitres

Par la fenêtre, il entre

Mon ange diablotin !

(…)

Si je pouvais, mon fils,

Contrevenant

Au cycle universel,

Te vieillissant soudain,

Te donner mes années

Et t'épargner la vie !

Mais tu ne verrais pas,

Après les heures sombres,

Le soleil pénétrer

Dans l'âme et les fenêtres !

(…) (7)

En plus des observations techniques, José Martí fait spécialement l’éloge d’un aspect éthique de cette poésie. Il écrit : « Toute la poésie de l'honnêteté, jamais mise en vers jusqu'à ce siècle, s’articule par un art simple dans ses vers : et ceci vient de Coppée et de son grand mérite,-dans un pays de gens impurs : -le poète voit les justes… » (8) José Martí a mesuré l’époque que vit Paris et l'Europe comme une époque de décadence et de manque de valeurs. C’est pour cette raison que la revendication poétique de l'humilité et de la pauvreté semble si méritoire chez François Coppée.

Nonobstant, il signale, avec une acuité aigue, l'empreinte baudelairienne dans le poème La famille du Menuisier. Il écrit : « Ceci est un exemple des contradictions brutales et immorales de la vie avec le style de Baudelaire » (9). Le poème narre avec un timbre ironique et sinistre l'histoire d'un menuisier qui fabrique des cercueils et décrit les enfants et l’épouse, contents et en bonne santé, satisfaits de tant de morts qui leur donnent la prospérité. Ce type d'observation montre clairement les connaissances qu’il avait des différents registres de la poésie française. Le rationalisme moderne met en lumière ces « contradictions brutales et immorales de la vie » et Baudelaire en fait une poésie austère et même naïve dont les réminiscences sont prises en considération par José Martí en lisant François Coppée.

En intercalant des réflexions générales dans ces notes précises sur un poème ou un autre, José Martí écrit : « Celle des Humbles, n'est pas une poésie condensée et un parfum osé mais récitative, et comme de récits poétiques, bien que la poésie plus que dans l’essence est dans le contenant.» (10). Il formule ainsi une divergence définitive, étant celle qui est finalement reprochée à François Coppée par ceux qui sont venus après lui, et qui était celle de se placer hors de la véritable poésie moderne en écrivant des vers centrés sur la narration sans obtenir une véritable tension poétique.

Et plus tard, quand il analyse L'exilée avec la même attention aux détails, il écrit une série de jugements qui montrent la modernité et la maturité de la pensée de José Martí sur la poésie, sans être attrapé dans ses sympathies pour les thèmes de François Coppée.

Il n’atteint pas l'universalité du sentiment, le degré essentiel de la cristallisation pour la viabilité d’une poésie. Celui d’un seul n’intéresse pas , mais celui de tous. Les détails passent : seul l’essentiel reste.

Jouets de rythme difficile et ingénieux. Plaisir de la main désoccupée à surmonter les difficultés en l'honneur de celle qu’il aime.

Des réchauffements volontaires et des renaissances ay ! incomplètes de la fantaisie mortellement blessée.

L’amour pur a des tendances à la plasticité. Il aime l'allégorie autant qu’il aime le mystère (11).

 

Extrait de Carmen Suárez León : La sangre y el mármol. Martí, el parnaso, Baudelaire. La Habana, Centro de Estudios Martianos, 2002. 101-112

Notes :

1 - Calmettes, Fernando.  Leconte de Lisle et ses amis.  Paris, Librairies Réunis, l9 (?),  p. 172

2 - Martí, José. [ Fragmento 424 a 430]. Obras completas, La Habana, Editorial de Ciencias Sociales, 1975.  t. 22, p. 290-302. (À la suite on cite O.C)

3 - “La Nourrice”, “Le Petit Epicier”, “En Province”, “Emigrants”, “Une Femme Seule”, “Simple Ambition”, Dans la Rue”, “La Soeur Novice”, “La Famille du Menuisier”. Sans commentaires : Un Fils”, “Petits Bourgeois”, “Le Musée de Marine”, “Joujoux d’ Allemagne”. 

4 - Martí, José. O.C., t. 22, p. 292.

5 - Martí, José. O. C., t. 22, p. 290.

6 - Martí, José. O.C., t. 22, p. 29l-292.

7 - Martí, José. “Musa traviesa”. O.C., t. l6, p.28 y 3l.

8 - Martí, José. O.C., t. 22, p.29l.

9 - Martí, José. O.C., t. 22, p. 295. Il se réfère aux vers de François Coppée : Le marchand de cercueils vient de trouver ses manches / Et rabote en sifflant, les pieds dans les copeaux; / L’année est bonne, il n’as pas le moindre repos, / Et même il en boit son gain tous les dimanches. // Tout en jouant parmi les longues bières blanches ; / Ses enfants, deux blondins tout roses et dispos, / Quand passe un corbillard, lui tirent leurs chapeaux / Et bénissent la mort qui fait vendre des planches. // La mère, supputant de combien s’accroîtra / Son épargne, s’il vient un nouveau choléra, / Tricote, en souriant, au seuil de la boutique. // Et cet groupe joyeux, dans l’or d’un soir d’été, / Offre un tableau de paix naïve et domestique / De bien-être honorable et de bonne santé.

10 - Martí, José. O.C., t. 22, p. 293.

11 - Martí, José. O.C., t. 22, p. 298.


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